Publié le 23/05/2018 - 12:54
L’écrivain Philippe Roth lors d’une vidéo-conférence en janvier 2013. PHOTO FREDERICK M BROWN / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP
Retiré de la vie publique, le grand romancier décédé mardi à l’âge de 85 ans s’était livré il y a quelques mois au New York Times sur sa vision de Trump, du mouvement #metoo et du grand âge.
Ne manquait à son palmarès que le Nobel de littérature. En 50 ans de carrière – de Goodbye, Columbus en 1959, où d’aucuns avaient vu l’œuvre d’un “juif antisémite”, à Némésis, son dernier roman publié en 2010 – Philip Roth aura connu tous les honneurs, aux États-Unis comme à l’international. Lauréat dans son pays du Pulitzer et du National Book Award, il avait rejoint en 2017 la prestigieuse collection de La Pléiade en France, après avoir reçu le Man Booker International Prize (en 2011) et le prix Prince des Asturies (en 2012), une récompense souvent présentée comme le “Nobel espagnol”.
Estimant son œuvre littéraire achevée, Roth avait annoncé en 2012 qu’il ne publierait plus de nouveau roman. Retiré depuis quelques années de la vie publique, il continuait à donner de rares interviews. Dont celle-ci, parue dans le The New York Times, où l’écrivain revenait sur un roman de 2004, Le Complot contre l’Amérique, qui imaginait que le héros de l’aviation Charles Linbergh, connu pour ses sympathies nazies, avait remporté la présidentielle de 1940 face à Franklin D. Roosevelt. Un livre que de nombreux commentateurs avaient qualifié de prémonitoire au moment de la prise de fonctions de Donald Trump.
L’auteur de Portnoy et son complexe et de La Tache, à qui ses personnages masculins libidineux avaient aussi souvent valu des accusations de misogynie, expliquait dans le même entretien n’avoir été nullement surpris par l’émergence du mouvement #metoo contre le harcèlement sexuel.
Morceaux choisis.
Quand approchait la “Vallée des Ombres”
D’ici quelques mois à peine, je quitterai le grand âge pour entrer dans le très grand âge — m’enfonçant chaque jour un peu plus dans la redoutable Vallée des Ombres [Philip Roth allait avoir 85 ans au moment de cette interview]. Pour l’instant, je trouve étonnant de constater que je suis toujours là à la fin de la journée. Quand je me couche le soir, je me dis en souriant : ‘J’ai vécu un jour de plus.’ […] Et quand ça dure, comme c’est le cas, semaine après semaine, mois après mois depuis que j’ai commencé à toucher ma retraite, ça crée l’illusion que ça ne s’arrêtera jamais, alors que je sais bien que ça peut cesser d’un coup. C’est un peu comme de jouer à un jeu, tous les jours, un jeu aux enjeux énormes que, pour l’heure, et contre toute attente, je continue de gagner. On va bien voir combien de temps ma chance va durer.”
Son regard sur l’Amérique de Trump
Parmi mes connaissances, personne n’avait prédit une Amérique comme celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Personne (à part, peut-être, l’acerbe [journaliste américain] H. L. Mencken [1880-1956], célèbre pour avoir dit de la démocratie américaine qu’elle se résumait à “la vénération de chacals par des crétins”) n’aurait pu imaginer que les États-Unis basculeraient dans la catastrophe qui est celle du XXIe siècle, un désastre particulièrement lamentable qui ne se manifestecependantpas sous la forme, disons, de quelque Big Brother orwellien, mais sous celle du matamore de la commedia dell’arte, aussi ridicule que dangereux. Comme j’ai été naïf de croire en 1960 que j’étais un Américain vivant à une époque grotesque ! Quelle charmante bêtise ! Mais en même temps, que pouvais-je savoir en 1960 de 1963, 1968, 1974, 2001 ou 2016 ? […] Aussi prémonitoire que puisse vous paraître ‘Le Complot contre l’Amérique’, il y a assurément une différence considérable entre la situation politique que j’y invente pour les États-Unis en 1940 et la calamité politique qui nous atterre aujourd’hui. C’est la différence de stature entre un Lindbergh président et un Trump président. Charles Lindbergh, dans la vie comme dans mon roman, a peut-être été un raciste convaincu, un antisémite et un suprémaciste blanc sympathisant du fascisme, mais avant que je ne lui fasse remporter la présidence, il a aussi été — du fait de son fabuleux exploit, sa traversée de l’Atlantique en solitaire à l’âge de 25 ans — un authentique héros américain. En comparaison, Trump est totalement bidon, la somme néfaste de ses incompétences, dépourvu de tout sauf de l’idéologie creuse d’un mégalomane.”
Son regard sur le mouvement #metoo
En tant que romancier, j’ai souvent abordé la passion érotique. […] Je n’ai pas fermé les yeux, dans ces fictions, sur la dure réalité, sur pourquoi, comment et quand les hommes tumescents font ce qu’ils font, même quand ces faits n’étaient pas en phase avec l’image que préférerait une campagne de relations publiques masculine — si tant est qu’une telle chose existe. Je suis entré non seulement dans la tête du mâle, mais aussi dans la réalité de ces pulsions qui, par leur pression incessante, peuvent compromettre la capacité à raisonner, des pulsions parfois si intenses qu’elles peuvent être vécues comme une sorte de folie. Par conséquent, rien de ce que j’ai pu lire dans les journaux quant aux plus extrêmes de ces comportements ne m’a surpris.”